En cette période de confinement, chaque mot prononcé compte. Pas uniquement la parole publique, celle censée apporter analyses et solutions à une crise sans précédent, mais aussi la parole privée. Celle que s’échangent les personnes confinées entre elles, contraintes de vivre en famille ou entre proches 24H/24H et 7J/7J sous le regard de l’autre, sous ses mots parfois ressentis comme intrusifs ou accusateurs. Ou celle que s’échangent les « confinés d’ailleurs », les amis, les relations, les collègues avec qui chacun entretient le lien via le téléphone, les messageries ou les réseaux sociaux. Autant de situations où l’incompréhension, les quiproquos, peuvent parfois prendre des dimensions critiques. Il peut donc être utile de (re)découvrir l’Américain Marshall B Rosenberg (1934-1995), docteur en psychologie clinique à l’université du Wisconsin (États-Unis), dont le livre le plus célèbre – best seller depuis plus de 20 ans – porte son projet en titre : Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) aux éditions La Découverte. Sa théorie appelée Communication Non Violente (CNV), faussement simple, tient en une phrase : « Les jugements que nous portons sur les autres sont l’expression tragique de nos besoins. » Le psychologue, qui a créé le Centre pour la Communication Non Violente (CNVC) œuvrant dans une soixantaine de pays, a été fortement inspiré par les travaux du psychologue clinique Carl Rogers (1902-1987) dont il a été l’élève. La méthode élaborée par ce dernier et intitulée « l’approche centrée sur la personne » a nourri Gandhi et Martin Luther King. Loin d’être une « recette » pour pensée positive, la CNV est devenu un outil largement utilisé à travers le monde dans les domaines du travail, de la santé ou de l’éducation mais aussi sur la scène internationale dans la résolution de conflits armés. Le point avec Françoise Keller, formatrice certifiée CNV, co-fondatrice de l’Association Française des Formateurs et Formatrices certifiés en CNV (auteure de La communication Non Violente : et si on s’écoutait pour de vrai ? Inter Editions Poche, 2020).

En période de confinement, nous pouvons vite être à fleur de peau. Le premier conseil que je vous donne est d’identifier ses besoins. Que voulez-vous dire ?

La peur, l’exaspération, l’agitation… ces émotions – légitimes et naturelles – nous traversent et peuvent nous déborder. On peut avoir un proche malade ou l’être soi-même, avoir été contraint de cesser son activité, vivre dans un espace trop confiné… Les situations sont extrêmement variées. Dans tous les cas, la CNV nous donne des ressources pour pratiquer l’auto-empathie et identifier ses émotions qui ne sont ni « bonnes » ni « mauvaises », ni « négatives » ni « positives » et qu’il ne faut en aucun cas rejeter. Car, derrière elles, se trouvent nos aspirations profondes. Elles sont l’expression de nos besoins fondamentaux. Ainsi, un ou une soignant(e) qui rentre du travail très abattu(e) par ce qu’il ou elle vit au quotidien, parfois submergé(e) par des émotions douloureuses, exprime en fait son aspiration insatisfaite à prendre soin des autres, à apporter de la vie et de la joie. C’est ce besoin qui est rompu et qui génère les émotions ressenties. La personne qui, vivant confinée en famille, est exaspérée et trouve ses enfants trop « agités » par exemple, exprime son besoin fondamental de calme et de paix. Identifier ses besoins permet de mettre en place une nouvelle créativité pour satisfaire, même de façon incomplète et dans le contexte qui est propre à chacun, ce besoin fondamental. Car il n’est pas question d’y renoncer et de dire « après tout, ce n’est pas si grave » ! Ainsi, si l’on a besoin de calme, il est possible de négocier avec ses proches des plages de silence dans la journée.

Ou des plages de sortie dans le quartier. Et surtout apprendre à profiter des moments de calme et de paix ! Il me semble aussi essentiel de ressentir et d’exprimer ses joies, très importantes dans la période actuelle, comme le lien avec la nature retrouvé et le chant des oiseaux plus perceptible par exemple.

Vous dites qu’identifier ses besoins conduit à formuler une demande. Quelle est-elle ?

Parfois, nous agissons à l’encontre de nos aspirations dans la manière que nous avons de dire les choses ou d’écouter l’autre. Ainsi, celui ou celle qui a un besoin fondamental de paix peut se mettre à crier sur ses enfants. C’est une forme de violence lorsque j’agis à l’encontre de mes aspirations profondes. Au lieu d’être dans l’expression d’un reproche ou d’une critique, j’aurai plus de chance d’être entendu et de donner envie à l’autre de me rejoindre si j’exprime mes besoins et que je formule une demande concrète et réaliste, comme définir un horaire de silence par exemple. Une clé est d’éviter les généralisations (« On ne peut jamais avoir 5 minutes de calme ici ! »), la plainte (« j’en ai assez que vous ne m’écoutiez jamais ! »), la culpabilisation (« vous me mettez hors de moi !»). L’enjeu est double : s’exprimer avec authenticité et en même temps augmenter nos chances d’être entendu. LA CNV n’est pas de la manipulation : l’autre est libre de réagir comme il l’entend. Mais le fait de procéder ainsi augmente nos chances d’être compris car nous avons tous peu ou prou les mêmes besoins fondamentaux, mais nous ne les ressentons pas forcément au même moment. L’enfant peut avoir besoin d’exprimer son énergie au moment où nous avons envie de nous reposer. Cohabiter de manière non-violente consiste à rechercher une stratégie commune, qui prend en compte nos besoins fondamentaux : 10 minutes de rumba, puis 10 minutes de silence par exemple… Il est aussi étonnant d’expérimenter que l’expression et l’accueil de nos besoins, à travers une simple demande de reformulation, induit déjà un très grand soulagement, voire une forme de joie, car elle nous relie à notre besoin fondamental exprimé. Nous avons tant besoin d’être juste entendus, d’exister avec la réalité de ce qui nous traverse !

Comment peut-on aussi être à l’écoute des besoins de l’autre ?

Par l’écoute attentive, l’empathie consiste à aller voir ce qui se passe dans le monde de l’autre. Ce que l’on appelle chercher le « cadre de référence » de l’autre. Cela ne consiste pas à juger, ni à savoir qui a raison ou tort, mais revient à se poser cette question clé : qu’est ce qui apparaît si précieux pour l’autre pour qu’il agisse ainsi et dise ce qu’il dit ? Cela peut se cacher derrière des faits apparemment anodins comme de laisser trainer ses chaussures dans l’entrée au lieu de les ranger dans le placard. Plutôt que de s’emporter en disant « décidément, tu n’as aucun respect pour les autres, tu laisses toujours traîner tes affaires ! », mieux vaut s’interroger : est-ce un besoin de légèreté, de détente, de simplicité qui est ainsi exprimé ? Auquel cas, ce qui apparaissait comme un problème pourra être abordé différemment. Comprendre le point de vue de l’autre est une des bases de la CNV comme de toute médiation. C’est aussi vrai sur les réseaux sociaux, les messageries et au téléphone très utilisés en cette période de confinement. Prenons ce temps de l’écoute. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut tout accepter, minimiser, vouloir résoudre les problèmes ou consoler ! Il s’agit juste d’écouter attentivement, avec curiosité, et accueillir pleinement la parole de l’autre. Ainsi, si quelqu’un se dit affecté d’avoir été mis au chômage partiel et de se sentir ainsi inactif, il ne sert à rien de tenter de le rassurer en lui parlant de la préservation d’une partie de son salaire par exemple. C’est un autre besoin fondamental, nullement pécuniaire, qui est ici exprimé : celui de se sentir utile. Est-ce que je peux être là, à côté de lui, et accueillir le fait qu’il est frustré car il aimerait tellement contribuer et être utile et que, dans cette période, il ne sait pas comment faire ? Là encore, nous offrons à l’autre l’opportunité d’être accueilli et entendu, de prendre la mesure de ce qui l’habite.

S’agit-il donc de prendre en compte les besoins de chacun, comme en médiation ?

Oui, une communication de qualité passe par une compréhension respectueuse des aspirations, des rêves, des désirs, des besoins fondamentaux de chacun. Et c’est étonnant d’expérimenter régulièrement qu’il s’agit d’abord d’une reconnaissance authentique de nos besoins, pas toujours d’une satisfaction immédiate. Un enfant peut accepter d’interrompre son jeu si il est sincèrement accueilli dans son besoin de jouer et qu’il ne s’agit pas d’une manipulation ou d’un marchandage !

L’autre surprise c’est qu’il n’y a jamais de conflits de besoins. Nos conflits concernent uniquement les stratégies que nous avons trouvées jusqu’à maintenant pour prendre en compte nos besoins. La CNV nous ouvre un chemin pour transformer nos conflits et tensions en occasions de coopérations durables et créatives, patiemment et avec persévérance. Et je suis impressionnée d’observer la créativité qui émerge naturellement lorsque nous écoutons nos besoins profonds.

Énervement, colère, incompréhension… Pas facile de se parler sans heurts lorsque l’on est confiné 24H/24H avec ses proches, enfants ou amis. Comment limiter les conflits et établir un dialogue plus respectueux des besoins de chacun ? Les conseils de Françoise Keller, co-fondatrice de l’Association Française des Formateurs et Formatrices Certifiés en Communication Non-Violente (AFFCNV).

Comment dialoguer sans se heurter durant le confinement ?

En cette période de confinement, chaque mot prononcé compte. Pas uniquement la parole publique, celle censée apporter analyses et solutions à une crise sans précédent, mais aussi la parole privée. Celle que s’échangent les personnes confinées entre elles, contraintes de vivre en famille ou entre proches 24H/24H et 7J/7J sous le regard de l’autre, sous ses mots parfois ressentis comme intrusifs ou accusateurs. Ou celle que s’échangent les « confinés d’ailleurs », les amis, les relations, les collègues avec qui chacun entretient le lien via le téléphone, les messageries ou les réseaux sociaux. Autant de situations où l’incompréhension, les quiproquos, peuvent parfois prendre des dimensions critiques. Il peut donc être utile de (re)découvrir l’Américain Marshall B Rosenberg (1934-1995), docteur en psychologie clinique à l’université du Wisconsin (États-Unis), dont le livre le plus célèbre – best seller depuis plus de 20 ans – porte son projet en titre : Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) aux éditions La Découverte. Sa théorie appelée Communication Non Violente (CNV), faussement simple, tient en une phrase : « Les jugements que nous portons sur les autres sont l’expression tragique de nos besoins. » Le psychologue, qui a créé le Centre pour la Communication Non Violente (CNVC) œuvrant dans une soixantaine de pays, a été fortement inspiré par les travaux du psychologue clinique Carl Rogers (1902-1987) dont il a été l’élève. La méthode élaborée par ce dernier et intitulée « l’approche centrée sur la personne » a nourri Gandhi et Martin Luther King. Loin d’être une « recette » pour pensée positive, la CNV est devenu un outil largement utilisé à travers le monde dans les domaines du travail, de la santé ou de l’éducation mais aussi sur la scène internationale dans la résolution de conflits armés. Le point avec Françoise Keller, formatrice certifiée CNV, co-fondatrice de l’Association Française des Formateurs et Formatrices certifiés en CNV (auteure de La communication Non Violente : et si on s’écoutait pour de vrai ? Inter Editions Poche, 2020).

En période de confinement, nous pouvons vite être à fleur de peau. Le premier conseil que je vous donne est d’identifier ses besoins. Que voulez-vous dire ?

La peur, l’exaspération, l’agitation… ces émotions – légitimes et naturelles – nous traversent et peuvent nous déborder. On peut avoir un proche malade ou l’être soi-même, avoir été contraint de cesser son activité, vivre dans un espace trop confiné… Les situations sont extrêmement variées. Dans tous les cas, la CNV nous donne des ressources pour pratiquer l’auto-empathie et identifier ses émotions qui ne sont ni « bonnes » ni « mauvaises », ni « négatives » ni « positives » et qu’il ne faut en aucun cas rejeter. Car, derrière elles, se trouvent nos aspirations profondes. Elles sont l’expression de nos besoins fondamentaux. Ainsi, un ou une soignant(e) qui rentre du travail très abattu(e) par ce qu’il ou elle vit au quotidien, parfois submergé(e) par des émotions douloureuses, exprime en fait son aspiration insatisfaite à prendre soin des autres, à apporter de la vie et de la joie. C’est ce besoin qui est rompu et qui génère les émotions ressenties. La personne qui, vivant confinée en famille, est exaspérée et trouve ses enfants trop « agités » par exemple, exprime son besoin fondamental de calme et de paix. Identifier ses besoins permet de mettre en place une nouvelle créativité pour satisfaire, même de façon incomplète et dans le contexte qui est propre à chacun, ce besoin fondamental. Car il n’est pas question d’y renoncer et de dire « après tout, ce n’est pas si grave » ! Ainsi, si l’on a besoin de calme, il est possible de négocier avec ses proches des plages de silence dans la journée.

Ou des plages de sortie dans le quartier. Et surtout apprendre à profiter des moments de calme et de paix ! Il me semble aussi essentiel de ressentir et d’exprimer ses joies, très importantes dans la période actuelle, comme le lien avec la nature retrouvé et le chant des oiseaux plus perceptible par exemple.

Vous dites qu’identifier ses besoins conduit à formuler une demande. Quelle est-elle ?

Parfois, nous agissons à l’encontre de nos aspirations dans la manière que nous avons de dire les choses ou d’écouter l’autre. Ainsi, celui ou celle qui a un besoin fondamental de paix peut se mettre à crier sur ses enfants. C’est une forme de violence lorsque j’agis à l’encontre de mes aspirations profondes. Au lieu d’être dans l’expression d’un reproche ou d’une critique, j’aurai plus de chance d’être entendu et de donner envie à l’autre de me rejoindre si j’exprime mes besoins et que je formule une demande concrète et réaliste, comme définir un horaire de silence par exemple. Une clé est d’éviter les généralisations (« On ne peut jamais avoir 5 minutes de calme ici ! »), la plainte (« j’en ai assez que vous ne m’écoutiez jamais ! »), la culpabilisation (« vous me mettez hors de moi !»). L’enjeu est double : s’exprimer avec authenticité et en même temps augmenter nos chances d’être entendu. LA CNV n’est pas de la manipulation : l’autre est libre de réagir comme il l’entend. Mais le fait de procéder ainsi augmente nos chances d’être compris car nous avons tous peu ou prou les mêmes besoins fondamentaux, mais nous ne les ressentons pas forcément au même moment. L’enfant peut avoir besoin d’exprimer son énergie au moment où nous avons envie de nous reposer. Cohabiter de manière non-violente consiste à rechercher une stratégie commune, qui prend en compte nos besoins fondamentaux : 10 minutes de rumba, puis 10 minutes de silence par exemple… Il est aussi étonnant d’expérimenter que l’expression et l’accueil de nos besoins, à travers une simple demande de reformulation, induit déjà un très grand soulagement, voire une forme de joie, car elle nous relie à notre besoin fondamental exprimé. Nous avons tant besoin d’être juste entendus, d’exister avec la réalité de ce qui nous traverse !

Comment peut-on aussi être à l’écoute des besoins de l’autre ?

Par l’écoute attentive, l’empathie consiste à aller voir ce qui se passe dans le monde de l’autre. Ce que l’on appelle chercher le « cadre de référence » de l’autre. Cela ne consiste pas à juger, ni à savoir qui a raison ou tort, mais revient à se poser cette question clé : qu’est ce qui apparaît si précieux pour l’autre pour qu’il agisse ainsi et dise ce qu’il dit ? Cela peut se cacher derrière des faits apparemment anodins comme de laisser trainer ses chaussures dans l’entrée au lieu de les ranger dans le placard. Plutôt que de s’emporter en disant « décidément, tu n’as aucun respect pour les autres, tu laisses toujours traîner tes affaires ! », mieux vaut s’interroger : est-ce un besoin de légèreté, de détente, de simplicité qui est ainsi exprimé ? Auquel cas, ce qui apparaissait comme un problème pourra être abordé différemment. Comprendre le point de vue de l’autre est une des bases de la CNV comme de toute médiation. C’est aussi vrai sur les réseaux sociaux, les messageries et au téléphone très utilisés en cette période de confinement. Prenons ce temps de l’écoute. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut tout accepter, minimiser, vouloir résoudre les problèmes ou consoler ! Il s’agit juste d’écouter attentivement, avec curiosité, et accueillir pleinement la parole de l’autre. Ainsi, si quelqu’un se dit affecté d’avoir été mis au chômage partiel et de se sentir ainsi inactif, il ne sert à rien de tenter de le rassurer en lui parlant de la préservation d’une partie de son salaire par exemple. C’est un autre besoin fondamental, nullement pécuniaire, qui est ici exprimé : celui de se sentir utile. Est-ce que je peux être là, à côté de lui, et accueillir le fait qu’il est frustré car il aimerait tellement contribuer et être utile et que, dans cette période, il ne sait pas comment faire ? Là encore, nous offrons à l’autre l’opportunité d’être accueilli et entendu, de prendre la mesure de ce qui l’habite.

S’agit-il donc de prendre en compte les besoins de chacun, comme en médiation ?

Oui, une communication de qualité passe par une compréhension respectueuse des aspirations, des rêves, des désirs, des besoins fondamentaux de chacun. Et c’est étonnant d’expérimenter régulièrement qu’il s’agit d’abord d’une reconnaissance authentique de nos besoins, pas toujours d’une satisfaction immédiate. Un enfant peut accepter d’interrompre son jeu si il est sincèrement accueilli dans son besoin de jouer et qu’il ne s’agit pas d’une manipulation ou d’un marchandage !

L’autre surprise c’est qu’il n’y a jamais de conflits de besoins. Nos conflits concernent uniquement les stratégies que nous avons trouvées jusqu’à maintenant pour prendre en compte nos besoins. La CNV nous ouvre un chemin pour transformer nos conflits et tensions en occasions de coopérations durables et créatives, patiemment et avec persévérance. Et je suis impressionnée d’observer la créativité qui émerge naturellement lorsque nous écoutons nos besoins profonds.

Énervement, colère, incompréhension… Pas facile de se parler sans heurts lorsque l’on est confiné 24H/24H avec ses proches, enfants ou amis. Comment limiter les conflits et établir un dialogue plus respectueux des besoins de chacun ? Les conseils de Françoise Keller, co-fondatrice de l’Association Française des Formateurs et Formatrices Certifiés en Communication Non-Violente (AFFCNV).

Un article paru dans Sciences et Avenir le 03 avril 2020.